J’ai appris à lire deux fois. D’abord, dans les albums Tintin, avant même de connaître l’alphabet; ensuite, dans une langue qui n’était pas la mienne et que j’ai mis un certain temps à maîtriser. Pour un ado, une éternité. Je me souviens dans les deux cas de la passion avec laquelle j’ai déchiffré pour la première fois les lettres qu’Hergé plaçait dans des bulles au-dessus de ses personnages. Je me souviens également du jour où, comme par enchantement, cette langue qu’on parlait autour de moi dans ce village du sud-ouest ontarien où ma famille s’est installée en 1972 m’est apparue moins étrangère.
D’Hergé, le goût de créer mes propres aventures m’est vite venu; de mon apprentissage de l’anglais, la curiosité des cultures et de leur part d’inconnu. Je suis passé de mon Québec natal aux rives du lac Huron comme on passe de sa langue maternelle à une autre langue, et j’ai exploré l’anglais comme de nouvelles possibilités du même alphabet. Sans que ne se rompe pour autant le cordon qui me relie par le souffle, par le cœur, par la tête, à cette langue dans laquelle j’ai appris à nommer le monde. D’autres rythmes et d’autres mots m’ont enrichi de leur compréhension, en même temps qu’ils ont raffermi mon appartenance inconditionnelle à la langue française. Je suis né dans cette langue et j’y mourrai.
C’est par amour pour elle que l’écriture a suivi de très près la lecture. De petites histoires que j’abandonnais au bout d’une page et que je reprenais le lendemain. Toujours pressé d’inventer la suite. À la longue, le geste d’écrire est devenu pour moi une école du regard. J’écris comme je regarde, souvent en marchant le long de la rivière Rideau, et chaque phrase est un bout de chemin. Je marche tous les jours et les livres s’accumulent. Les mots guident les pas du voyageur que j’ai été, que je suis maintenant dans ma propre ville, de l’écrivain en marche que je continue d’être. Les mots sont mes repères. Des repères nécessaires dans un monde qui menace de se dérégler à tout instant. Des repères comme ces inukshuks qui disent qu’un être humain est passé par là. Ils m’indiquent d’où je viens et parfois où je vais.
En toutes les langues, je garde l’accent de cette langue première. Par elle, je parle, je lis, j’écris. Je rêve dans cette langue que je taille à ma mesure et que j’imagine sans frontières. Cette langue fait partie de moi de la même façon que je suis né à Shawinigan, que j’ai été ado dans la région des Grands Lacs et que je vis à Ottawa depuis 1976. Dans cette langue, je suis chez moi, où que je sois et où que j’aille.